L’impératif de témoigner

Le besoin de partager les réflexions menées dans les pages de ce livre m’est venu progressivement puis s’est emparé de moi avec une telle force que je n’ai point eu d’autre projet pendant des mois.

A ma démission du ministère de l’énergie du Sénégal, le 2 mai 2017, je me suis imposé un devoir de réserve pour me plier à des convenances qui me paraissaient naturelles. Avoir été membre du gouvernement m’a mis en situation de connaître des informations cruciales qui doivent, dans l’intérêt supérieur de la nation, être manipulées avec circonspection et parcimonie.

Cependant dans les semaines qui suivirent cette démission, des faits particulièrement graves furent divulgués. Le 27 mai 2017 un journal, Le Quotidien, livra une synthèse du rapport 94/2012 de l’Inspection Générale d’Etat (IGE) portant sur les permis de recherche d’hydrocarbures attribués à Petro-Tim. Les jours suivants, Baba Aïdara, un Sénégalais vivant aux Etats-Unis, délivra une série de vidéos détaillant ledit rapport. La divulgation de ce rapport eut sur moi l’impact d’un tremblement de terre de magnitude exceptionnelle.

Je découvrais pour la première fois l’existence d’une mission conduite cinq ans auparavant par un corps d’élite en matière d’audit des entités administratives, sur ordre du Président de la République. Parmi les protagonistes de « l’affaire Petro-Tim » auditionnées par les inspecteurs, certains avaient été des collaborateurs proches au Ministère de l’énergie, que j’avais interrogés sans relâche sur les conditions d’attribution en 2012 des permis incriminés. En aucune façon, ces individus ne me donnèrent la moindre parcelle d’information sur les conditions, qu’ils savaient illégales, de l’entrée de Petro-Tim dans le bassin sédimentaire sénégalais. Aucune contrainte légale, aucune obligation morale ne justifiaient qu’ils dissimulent des informations cruciales à un ministre. Ce faisant, ils agissaient en dehors de la Loi pour obéir à la loi du silence, l’omerta.

Ils n’étaient pas les seuls. Le Président de la République, Macky Sall, non plus, n’a pas cru nécessaire de m’informer des circonstances de l’arrivée de Petro-Tim. Au plus fort des controverses qui prirent une dimension paroxystique en 2016, Macky Sall a soutenu avec ardeur la légitimité de la présence de Petro-Tim/Timis Corporation. Or l’IGE logeait à la Présidence de la République, dans l’immeuble qui abrite les bureaux présidentiels. Macky Sall ne pouvait ignorer les dessous de l’attribution de ces permis.

Je me trouvais donc en présence d’une conspiration délibérée qui aurait pu m’engager dans des décisions aux conséquences lourdes pour moi, mais surtout pour le Pays, consistant en une dissimulation intentionnelle d’informations. Pourtant, par un concours de circonstances relaté dans ce livre, je parvins à éventer une partie du mystère de l’affaire PetroTim, une des raisons de ma rupture avec le président de la République. L’approbation de la transaction entre Timis Corporation et British Petroleum (BP) quelques jours après mon départ par mon remplaçant Mahammed Boun Abdallah Dionne a permis le paiement une semaine plus tard à Timis, de plusieurs centaines de millions de dollars, une sorte de « précompte » sur des rentes qui couleront à mesure que du gaz sera produit et vendu…

Dans ce contexte, la réaction du Gouvernement aux fuites du rapport de l’IGE était très attendue. En effet, le Premier ministre avait, au cours des derniers mois, multiplié les sorties pour étouffer une polémique délétère sur les conditions d’octroi à Petro-Tim des deux contrats de recherche et de partage de production (CRPP) et le rôle présumé d’Aliou Sall, frère du Président de la république. Le 19 septembre 2016, Mahammed Boun Abdallah Dionne avait réuni des ministres et de hauts fonctionnaires dont le Procureur de la République pour préparer un point de presse tenu le lendemain. Le message principal restait dans la ligne de ses sorties habituelles : des menaces de poursuites judiciaires pour diffusion de fausses nouvelles à l’encontre des personnes à l’origine de la polémique qui tournait au feuilleton. Face à la vigueur renouvelée du débat, le Premier ministre dut organiser une séance de questions orales à l’Assemblée nationale le 27 octobre 2016 dans l’espoir que les affirmations proférées depuis l’hémicycle auraient force de loi et pourraient clore la controverse. Las, une déflagration retentissante venait balayer l’édifice d’alibis laborieusement élaboré par le Gouvernement : la divulgation du rapport de l’IGE en ce mois de mai 2017.
Le Gouvernement, si porté à la chasse aux sorcières, fit le sourd face à cette retentissante déflagration, dont les échos parviendront jusqu’à la presse internationale. Une voix se fit entendre, sous le coup de la commotion, celle d’Aly Ngouille Ndiaye, ministre de l’énergie d’avril 2012 à septembre 2013, envers qui les inspecteurs généraux n’ont pas été tendres. Il appela de son propre chef la rédaction du Quotidien pour apporter des éclaircissements qui, en effet, révélaient l’étendue de son désarroi et la vacuité de sa défense. D’autant que le même jour, une des premières vidéos de Baba Aïdara circulait sur les sites d’information en ligne. La brèche dans les fondements de l’Etat s’amplifiait, un raz de marée menaçait. Une investigation s’avérait impérative pour identifier les sources de la fuite d’un rapport secret. Si les secrets les mieux gardés de la République sont divulgués de la sorte, n’existe-t-il pas des risques plus grands qu’ils se retrouvent entre les mains de puissances étrangères ?

Cependant, il n’y eut aucune réaction officielle, ce qui rajoutait, si la chose fut possible, au désastre. En effet, des éléments probants donnaient à croire que les intérêts du Sénégal avaient été gravement compromis par de très hautes autorités dans l’exercice de leurs fonctions, aussi bien de l’ancien régime d’Abdoulaye Wade que du nouveau régime de Macky Sall. Des investigations s’imposaient d’autant qu’en ce moment (en 2017), Timis Corporation détenait encore 30 % de part dans les deux blocs de Cayar Offshore Profond et de Saint-Louis Offshore Profond, où des découvertes substantielles de gaz avaient eu lieu en 2016. Il demeurait possible en cet instant-là de reprendre les 30 % que détenait encore Timis Corporation en toute illégalité.

Dans une démocratie, un pays régi par des normes, le chef de l’Exécutif n’est pas ontologiquement un saint, un être irréprochable. Aussi des contrepouvoirs sont prévus pour prévenir la Nation des dérives qui surviendraient de l’exercice des immenses pouvoirs du chef de l’Etat sénégalais. Ces garde-fous sont constitutionnellement définis. Mais il faut croire que les deux pouvoirs législatif et judiciaire ne s’intéressaient guère à une affaire qui, entre les années 2016 à 2018, ne quittait plus les titres des journaux et alimentait les chroniques dans les chaumières. Les entretiens consacrés et révélations se multipliaient dans la presse nationale et internationale qui n’avaient pas l’air de concerner la Justice.

Il appert donc que c’est une conspiration du silence, une omerta, qui s’organisait autour du scandale des contrats. Aucune institution de la République n’engagera les diligences requises pour préserver les intérêts nationaux, apporter la lumière sur le rôle des mis en cause et, le cas échéant, les mettre hors d’état de nuire puisque certains des présumés responsables occupent encore de hautes responsabilités. L’évidence de l’omerta, dans la mesure où elle ne sautait pas aux yeux en ce mois de mai 2017, apparait flagrante à la suite des évènements qui se sont succédé depuis la publication le 3 juin 2019 du reportage de la BBC (The 10 Billion Dollar Energy Scandal). De cet instant, toutes les mesures du gouvernement ont pour unique finalité d’empêcher la manifestation de la vérité, et certains éléments du système judicaire ont participé à cette entreprise.

D’abord la persistance dans le déni : le 10 juin 2019, en pleine tourmente après les révélations de la BBC, le Ministre de la Justice se fendit d’un communiqué pour certifier que le président de la République n’avait pas reçu le rapport de l’IGE dont il reconnut pourtant qu’il circulait dans les réseaux sociaux. De quelles preuves disposait ce ministre pour soutenir cette affirmation ? Quelles qualités lui conféraient la faculté de « laver » le Président qui, en République n’est pas une personne au-dessus de tout soupçon, la constitution prévoyant la possibilité de le juger pour haute trahison ? En postulant le principe de l’innocence et de l’infaillibilité de Macky Sall, le ministre pointait vers une seule autorité en mesure de « dissimuler » le rapport au président de la République. Cependant, on le verra dans le cœur de ce livre, les choses ne sont pas aussi simples. Puis après le déni, le communiqué annonce une enquête « sur les autres dénonciations relativement à la gestion des contrats pétroliers » pour, selon une vieille recette, mieux enterrer le dossier une fois l’émotion populaire passée. Le 13 juin 2019, le Procureur général près la Cour d’appel invita « … tous ceux qui détiennent des informations, des documents, des renseignements, à s’adresser à la Division des investigations criminelles pour éclairer les Sénégalais sur cette question. ». Au lieu d’une enquête selon les meilleures normes, on eut droit à « un appel à témoins » avec l’objectif presqu’avoué, non d’établir les faits, mais de confondre ceux qui dénoncent le scandale en les mettant au défi de produire leurs preuves ou de se taire. Les caisses de résonnance habituelles dans les médias s’empressèrent d’assurer le service après-vente de la communication du Procureur général, en tentant de discréditer les personnes qui s’étaient jusqu’alors illustrées dans les dénonciations des contrats, mais qui mises en demeure par la Justice, seraient dans l’incapacité de produire les preuves de leurs allégations. Qui oserait en effet se présenter aux enquêteurs avec le rapport de l’IGE estampillé secret et qui rappelle en page de garde les risques encourus à détenir un tel document ? La misère de cette ligne de défense est criante : à présent que le Ministre de la Justice constate que le « rapport circule (sic) dans les réseaux sociaux », ce rapport « fuité » devient une pièce du dossier, un élément que le Procureur et les enquêteurs de la Division des investigations criminelles (DIC) ne peuvent plus ignorer. Au demeurant, les investigations auraient dû être initiées depuis les révélations du Quotidien et de Baba Aïdara, en mai 2017. Une fois encore, l’éternel adage trouve ici une illustration : il n’est de pire aveugle, sourd et benêt que celui qui ne veut rien voir, rien entendre ni rien comprendre.

Pour ces raisons, je refusais de m’associer « aux investigations ». J’expliquais en plusieurs instances qu’une enquête sérieuse ne manquerait pas de commencer par les ministres et autres personnes mis en cause dans le rapport de l’IGE. Un d’entre eux, Aly Ngouille Ndiaye, assurait désormais la tutelle sur la police chargée de l’enquête sur les contrats pétroliers. Il ne sera jamais entendu. Je fus convoqué par la Division des investigations criminelles (DIC). Je déférai à la convocation, néanmoins, je refusai de me prêter à un jeu du chat et de la souris qui visait à jeter l’opprobre sur des personnes ayant pris des risques importants pour défendre les intérêts nationaux et à garantir une immunité à ceux contre qui de présomptions très fortes pèsent. Il est manifeste que, pour l’heure, rien n’arrivera à la bande qui s’est accordé d’importantes rentes sur les ressources en hydrocarbures du Sénégal. L’indépendance et l’efficacité de la Justice ne sont pas des vertus intrinsèquement attachées à ce pouvoir pour la simple raison qu’elle se donne pour nom une vertu. Elles doivent se prouver à travers une longue tradition. Malheureusement, la tradition de la Justice au Sénégal est de ne bien fonctionner que pour les affaires sans enjeux majeurs, et encore. Une Justice qui a noyé le dossier du Joola, n’a rien trouvé à redire sur les affaires ARTP-MTL, ARTPTRE et autres, peut bien enterrer le dossier Petro-Tim dans un puits de pétrole, à 4000 mètres de profondeur. « Je démissionne d’une Justice qui a démissionné » écrira le magistrat Ibrahima Hamidou Dème dans une lettre aux Sénégalais rendue publique le 26 mars 2018 dans laquelle il fait état du « naufrage de la Justice ».

Macky Sall et son équipe savent que leurs responsabilités sont documentées à leur initiative : le rapport de l’IGE, les rapports de présentation des décrets, les décrets de prolongation ainsi que d’autres éléments nouveaux et inédits que je présente dans les pages qui suivent. Ils sont hantés par la perspective de devoir répondre de leurs actes car le Peuple ne pardonnera jamais. Leur salut réside dans une loi d’amnistie qui effacerait tous les crimes et délits économiques dans une fenêtre de temps qui couvrirait les affaires les concernant. Un dialogue national qui vise à légitimer une telle loi est organisé.

Que faire devant un tel diagnostic vital d’une omerta organisée ? Obéir à des convenances qui, en définitive, protègent des personnes qui ont violé les intérêts supérieurs de la Nation ? Lorsque se taire participe à trahir le Pays, parler devient un impératif. D’où ce livre. J’y présente, pour l’essentiel, des faits inédits ou des éclairages nouveaux. J’ai tâché d’étayer les éléments de manière irréfutable. Rarement ai-je évoqué des faits survenus en présence d’une seule personne, par souci de rigueur. Et pour l’Histoire. Je retrace le parcours qui a amené un modeste agent de l’Etat du Sénégal à s’engager en politique, à quitter le confort des critiques de salons pour une jungle où tous les coups sont permis. Je voudrais convaincre, par des cas vécus, que le crédo qui fut porté par le parti au pouvoir présentement au Sénégal, à savoir que l’on peut faire de la politique sans vendre son âme, peut et doit être plus qu’une profession de foi. En retraçant mes espoirs, mes initiatives et mes limites à mes différentes charges de haut fonctionnaire de l’aviation civile, de directeur général et de ministre, je veux lancer une invite à mes compatriotes pour refonder un nouveau pacte républicain. Aux citoyens du monde, particulièrement aux Africains, je veux apporter le témoignage qu’il est possible et vital de rompre les liens qui nous lient toujours. Soixante ans exactement après les décolonisations ratées des anciennes colonies de l’Afrique occidentale et centrale sous joug français, une nouvelle clameur se lève : celle de peuples réclamant une libération effective.

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